« La paroisse est d’une importance vitale pour moi» (I)
(Article paru dans la revue « Familia Ortodoxa », février 2017)
Je lisais dans un livre du Père Sophrony Sakharov qu’à un moment donné, Saint Silouane avait reçu une lettre d’une femme russe établie en France. Elle lui demandait de prier pour elle afin de ne pas avoir besoin de travailler dans une ville où elle ne pourrait pas aller à l’église. Elle avouait au Père qu’elle ne connaissait pas la définition de l’enfer, qu’elle n’avait pas beaucoup lu, mais elle se l’imaginait comme la vie moderne : plein de confort, sans prière et église. En lisant cela, je pensais que nos compatriotes d’Occident vivent également dans l’enfer de l’absence de foi de ceux qui nous entourent. Et à ce moment je me suis rappelé l’histoire que Père Sophrony racontait souvent, celle de l’homme, qui après sa mort, arrivé en enfer, commença à construire une église. Au début, les démons n’arrivaient pas en croire leurs yeux; mais voyant que l’homme était sérieux et qu’il voulait réaliser son idée, ils s’étaient réunis et l’avaient précipité hors de l’enfer, l’envoyant au Paradis.
Ces choses m’ont traversé l’esprit quand mes pensées sont allées vers nos amis de Belgique qui ont construit il y a six ans, un monastère, et maintenant ils doivent refaire des plans pour construire une nouvelle église: ils désirent vraiment le Paradis ! C’est ainsi que j’ai appelé Père Ciprian Gradinaru à nouveau, et nous avons commencé à « analyser » ensemble ses plans.
- Père, depuis que nous nous sommes connus, il me semble que l’un des sujets que vous préférez aborder est celui de la Paroisse. Cela vous tient-il à cœur de parler de votre Paroisse ?
- Oui, c’est vrai. J’aime parler de la Paroisse, parce que, je pourrais dire, j’aime l’Église du Seigneur. Et j’ai compris que la réalité fondamentale de l’Église est donnée par la Paroisse (ou la communauté monastique, s’il s’agit de moines) dont je fais partie, de « l’Église locale » comment on dirait – c’est-à-dire de cette communauté de chrétiens qui se réunissent à un certain endroit chaque dimanche, à chaque Liturgie, pour manger le Corps et boire le Sang du Christ, en devenant un avec Lui, en devenant nous-mêmes Son Corps. Je ne peux pas vivre l’Église de manière abstraite, mais seulement en étant bien intégré à ma paroisse, en comprenant l’importance de cette appartenance. Quand je fais réellement partie d’une paroisse, je fais réellement partie de l’Église Orthodoxe. Ma paroisse représente l’expression essentielle de l’Église et elle est identique à toutes les autres Églises locales, grâce au fait que ma paroisse confesse la foi de mon évêque, et que mon évêque est en communion de foi avec les autres évêques des autres Églises locales. Pour cette raison, il est très important que la paroisse dont je fais partie soit authentique.
D’un autre côté, la paroisse est d’une importance vitale pour moi (si je peux m’exprimer comme Nichita Stanescu). Ma vie, concrètement, je la vis pour sa majeure partie dans ma relation avec la famille, avec la paroisse et avec mon travail. Après, il y a les amis, les voisins, les étrangers « occasionnels » etc.
Depuis mon arrivée dans l’Église, comme je vous le disais lors de notre première conversation en 2013, ma grande préoccupation a été de savoir comment il fallait faire et comment appliquer les enseignements des Évangiles dans ma vie concrète quotidienne. Parce que si tu comprends un phénomène, ses principes, tu l’appliques plus facilement. C’est plus simple à le mettre en pratique. Et j’étais heureux de constater, qu’en ce qui concerne la théologie, et plus précisément la théologie de la vie de famille, il y a une diversité de livres, conférences, positions et des conseils des Pères spirituels qui m’aident à comprendre et à corriger mes approches.
En revanche, en ce qui concerne la paroisse, j’ai trouvé peu de livres, et même dans ceux-ci, les approches sont malheureusement assez théoriques. Les recommandations les plus sérieuses et concrètes sur la façon de vivre (avec le commandement de vivre nécessairement!) dans la paroisse, je les ai trouvés chez les Saints Apôtres Paul et Pierre. Il y a presque 2000 ans, leurs inquiétudes pour les nouvelles paroisses (car ce ne sont rien d’autre que l’Église de Corinthe ou l’Église de la maison de Priscilla et d’Aquila) allaient du devoir des femmes de mettre le fichu sur la tête au moment de la prière, jusqu’aux relations avec les frères spirituels. Ils ont voulu nous montrer ainsi que tout détail est important dans la vie spirituelle, qu’il n’y a pas des choses peu importantes ou laissées au hasard.
J’ai été et je suis encore surpris de cette situation, de l’apparent manque de préoccupation pour la vie de la paroisse, en communion, au long des siècles et surtout de nos jours. De mon point de vue, à côté de ma famille, la paroisse est cette réalité où je peux rencontrer et vivre le Christ. J’ose croire que la paroisse est l’équivalent de la communauté monastique pour un fidèle. Et comme un moine vit difficilement sans sa communauté, la paroisse devrait être aussi précieuse pour un fidèle, il devrait rechercher celle qui est la plus appropriée à son ‘caractère’ spirituel. Et une fois trouvée, comme le moine, il doit essayer de « sortir » le moins possible de celle-ci. En fait, quand l’amour et la vie en Christ vont le lier à sa paroisse, le chrétien aspirera toujours à être avec ses frères, attendant avec hâte de se retrouver avec eux. Peut être que ce que je dis vous paraît être des grandes choses, mais elles ressortent des constatations de ma paroisse, faites au cours du temps.
Devenu prêtre, j’ai essayé de tenir compte et d’appliquer les renseignements pratiques trouvés dans les Actes des Apôtres et les Épitres, auxquels j’ai rajouté divers conseils et principes émanant des Pères du monachisme, que j’ai adaptés à la vie de paroisse des fidèles.
- Vous parlez souvent d’une paroisse ‘authentique’. Comment la définissez-vous ? Y aurait-il des « paroisses non-authentiques » ?
- La question est délicate, mais très importante. De mes lectures des théologiens contemporains (Père Sophrony, Père Zacharie d’Essex, Métropolite Hiérothée Vlahos, Père Georges Metallinos), de ce que je vois autour de moi depuis mon arrivée dans l’Église, j’ai compris qu’une vraie paroisse - une famille spirituelle - a quelques caractéristiques, quelques principes de fonctionnement et qu’elle doit apporter certains fruits.
Premièrement, elle doit être vivante, christocentrique. Il ne suffit pas de rassembler des personnes dans un même endroit (même pour la Divine Liturgie!), s’ils ne comprennent pas ce qu’ils font, pourquoi ils vont à l’église. Par exemple, dans la diaspora, il arrive que certains orthodoxes par Baptême mais « non-pratiquants », viennent à l’église le dimanche, simplement par désir de rencontrer leurs compatriotes. Nous pourrions appeler ce groupe de personnes une assemblée, mais non pas une assemblée eucharistique, telle qu’on définit la paroisse.
De plus, nous savons bien que, pour des raisons administratives, dans les pays orthodoxes, les paroisses s’identifient avec les villages/quartiers, mais il y a une grande distance entre la réalité administrative et la réalité de l’Eglise – en ce sens que la paroisse devrait être le Corps du Christ ! Et donc comment pourrions-nous considérer ces personnes, baptisées mais non « pratiquantes », comme faisant partie de ce Corps, alors qu’elles ne viennent pas à l’église ou vivent dans des péchés manifestes sans s’en soucier ?
« Une conséquence naturelle, saine de la confession fréquente »
- À propos de l’assemblée eucharistique : j’ai vu que durant ces vingt dernières années, un problème est apparu, un problème très discuté et une matière à réflexion chez beaucoup, mais non nécessairement dans un bon esprit : comment devrions-nous recevoir la Sainte Eucharistie ? Souvent ou rarement ?
- Je trouve que la façon dont le problème a été soulevé de manière générale, n’a fait que créer une polarisation de plus, une autre division au cœur de l’Église. Certains ont répété avec insistance, voire avec obsession, qu’il est nécessaire de recevoir souvent la Communion, d’autres ont protesté en disant « que cela est dangereux !». Et ils se sont fâchés les uns contre les autres. Nous oublions toujours que cet esprit de la désunion, de séparation est spécifique au diable (comme l’étymologie du mot le montre : « celui qui sépare »). Pensez à d’autres polarisations qui séparent les fidèles : pro/anti-Concile de Crète, pro/anti Père Arsenie Boca etc.).
Dans notre paroisse je n’ai pas mis un fort accent sur la Sainte Communion fréquente (même si je pense que, dans certains conditions de vie spirituelle attentive, cela apporte beaucoup), mais j’ai toujours incité au repentir, à la confession régulière. Et, après quelques années, cela a eu pour conséquence naturelle, saine, que les paroissiens souhaitaient recevoir la Communion plus souvent, et qu’ils étaient tristes de venir à la Divine Liturgie sans recevoir la Sainte Eucharistie. Bien évidement, toute la vie commence ainsi à être vécue avec attention, fermeté, avec la conscience nettoyée par le repentir et par la pénitence. La Sainte Eucharistie n’est pas un but en soi, mais un élément extrêmement important – non le seul – de cet acte complexe de la guérison dans l’Église, dans la paroisse.
Nous avons compris nous même, ainsi, pourquoi la paroisse est appelée une assemblée eucharistique : la communion au Corps et au Sang du Christ représente le centre de tout, et tout est circonscrit au désir et besoin des paroissiens de recevoir la Communion, et à la nouvelle vie qui suit la Sainte Eucharistie. Quand nous prenons le Corps et le Sang du Christ (après une préparation à la mesure des possibilités de chacun), nous sommes quelque part « soudés » en un seul élément – Le Corps du Christ. C’est de cette manière que tu reçois l’Esprit Saint, que tu apprends à prier, à vivre attentivement, à chercher à être toujours dans la paix que donne une conscience pure, à supporter l’autre, et si jamais tu n’y arrives pas, à te repentir pour ne pas y être parvenu, lui pardonner, l’aimer. C’est que de cette manière que tu comprends ce qui est dit tout le temps à la Divine Liturgie : « Aimons-nous les uns les autres, afin que dans un même esprit nous confessions : Le Père, le Fils et le Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible. ». Autrement, cette exhortation ne devient qu’une simple énumération de mots.
Pour celui qui fait partie d’une paroisse, l’intervalle de temps d’une Liturgie à une autre, représente le temps de son propre combat, l’effort de vivre de manière ascétique, de prier le plus possible, d’être le plus éveillé possible à ses pensées, de lutter avec ses passions ; c’est le temps de s’efforcer d’appliquer ce qui a été appris lors de la confession, des homélies et des synaxes. Pour cette raison, quand nous nous rencontrons de nouveau à la Divine Liturgie, chacun apporte comme sacrifice au Christ, ses efforts ascétiques, et ceux-ci sont partagés également par ses frères, par l’intermède de la Sainte Eucharistie dans un sens. De cette manière, la vie communautaire (c’est-à-dire en communion) enrichit réellement tous ceux qui apportent leur effort, car ils reçoivent en échange le Christ, qui nous est donné mystiquement à tous.
Et c’est ainsi que le besoin de participer à la Liturgie le plus souvent possible est né, le désir de voir plus souvent les autres, de s’approcher des autres, de faire toutes les choses ensemble, tout de manière naturelle.
« La fondation de la vie dans la paroisse est la conscience de famille »
Dans Sa sagesse, le Seigneur a dit avant tout les temps : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance » (Genèse 1 :26) - il n’a pas dit « Faisons les hommes » mais « Faisons l’homme ». En d’autres termes, nous sommes tous un. Cette théologie doit être vécue au moins comme aspiration, et elle n’a aucune valeur si elle reste abstraite. Si je n’ai pas la conscience que je suis, potentiellement parlant, un avec mon frère, il est clair que je ne serais jamais un avec lui, et il est clair que je ne vais jamais comprendre le sacrement de la Trinité. Assemblée, communauté, communion – termes que nous utilisons souvent en parlant de l’Eglise – ce sont des mots qui contiennent le radical « un ». Cela est le but de notre trajectoire : devenir un avec mon frère, et avec lui, avec le Seigneur. C’est la prière que Le Seigneur fait pour nous devant le Père Saint, c’est le souhait qu’Il désire pour nous : « qu’ils soient un, comme nous » (Saint-Jean 17 :11).
- Voulez-vous dire que dans la paroisse, nous devrions nous sentir comme en famille ?
- Oui, nous pourrions dire que le fondement de la vie dans la paroisse est la conscience de famille. La paroisse est l’endroit où nous pouvons vivre une autre compréhension de ce que veut dire la véritable parenté, ce que Jésus clarifie bien lorsque quelqu'un venant vers Lui, lui dit: « Quelqu'un lui dit: Voici, ta mère et tes frères sont dehors, et ils cherchent à te parler ». Et le Seigneur lui répond « Qui est ma mère et qui sont mes frères? Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est pour moi frère, sœur et mère. » (Matthieu 12 :47-49) en nous montrant donc que le temps était venu de redéfinir la signification de la famille, dans le sens évangélique et que la parenté corporelle n’était plus aussi importante. S’il faut prolonger la pensée du Seigneur, nous comprenons que nous-mêmes devrions rechercher la volonté du Père, pour rentrer dans Sa famille. Sa Famille implique d’avoir pour mère l’Église et pour père le confesseur, un père qui est né en Christ. Et nous avons besoin également des frères spirituels, pour faire partie d’une famille dans laquelle nous apprenons à nous aimer, à nous soutenir, à ne pas avoir peur quand nous affronterons nos ennemis sur place (Psaume 126) – les ennemis étant le diable, les passions.
Père Sophrony disait que personne ne peut être sauvé seul et que – chose qui devrait nous faire trembler – personne ne peut être sauvé sans le vouloir. Dieu ne force pas notre liberté. Cela signifie qu’il est de notre devoir, cela tient à notre persistance et notre détermination à aller activement à la recherche de cette famille, de ces frères, de ce Père qui soit capable de nous engendrer et que finalement, nous lui permettons qu’il nous engendre. C'est seulement à partir de ce point qu'on peut commencer un autre exploit difficile : celui de croire, d’être persuadé que ce n’est pas le hasard ou le contexte socio-historique qui nous a mis ensemble, mais que c’est le Christ Lui-même qui nous a réunis et nous luttons pour maintenir cette conviction et cette liaison. Il s’agit d’avoir beaucoup de foi et de fermeté pour croire que ma paroisse est le lieu où Dieu m’a placé pour que j’accomplisse ma lutte, où je dois me repentir, vivre ma vie et où je dois sauver mon âme. C’est seulement cet exploit – vécu par chaque membre de la communauté – qui va pouvoir transformer une paroisse physique, administrative (dans le sens dont je parlais avant, d’assemblée de personnes qui se trouvent dans la même église), en une assemblée eucharistique, en une paroisse spirituelle, où le Saint Esprit peut trouver place, où la personne apprend qu’elle est partie du Corps eucharistique du Christ, qui est sa paroisse. Et que, détaché de ce Corps, en dehors de Lui, chaque membre va mourir.
La famille est un don de Dieu, avec lequel nous rentrons dans l’histoire. Car c’est à travers une famille, de la semence d’un homme et d’une femme que Dieu a trouvé bon que chacun de nous entre dans l’histoire. Et éventuellement, en étant nés dans un contexte favorable, qu’on soit baptisé, que nous rentrons dans l’Église. Parfois, il se peut néanmoins - tout comme dans l’histoire -, qu'il y ait des cas malheureux où la famille naturelle empêche certains de ces membres d'arriver au Paradis, de se sauver – tandis que la famille spirituelle est conçue de telle manière, bénie par Christ dans l’Évangile, selon la théologie de l’Église, qu’elle se transforme en un tremplin vers le Paradis, qu’elle soit la place, le milieu où on naisse pour l’éternité, en Christ.
Si tu ne veux pas t’offrir à l’autre, tu ne sauras jamais ce que la vraie joie veut dire
- Quelle est l’épreuve la plus dure avec laquelle la personne qui veut s’intégrer, vivre, assumer une telle expérience dans la vie de paroisse se confronte-t-elle ?
Tout comme dans la vie de famille, il me semble qu’il s’agit de la lutte pour devenir humble et être au service d’autrui. Tout commence du point où j’arrive à m’identifier comme étant le prochain de l’autre et ne pas exiger que ce soit l’autre qui m’aide (Cf. Luc 10 : 25-37), où j’arrive à voir l’autre en tant que mon frère, dont je ne suis pas digne. « Mon frère est ma vie ! », dit St. Silouane. Si je veux devenir comme le Christ, là, mon incessant effort, la pensée que je dois cultiver est de lutter pour œuvrer pour mon prochain. Lorsque je dis "œuvrer pour mon prochain" je ne pense pas à des choses grandioses, mais à de petits efforts au jour le jour.
Je dis petits efforts au jour le jour parce qu'à plusieurs d’entre nous il nous semble qu’il faut faire des choses grandioses pour pouvoir être appelés de vrais chrétiens. Moi, par contre, lorsque je pense à ce qui me remplit le cœur de joie le plus souvent est qu’en regardant autour de moi, je vois la joie de voir mes frères et mes sœurs s’entraidant, se réjouir les uns des autres, en écoutant mes demandes de ne plus se rencontrer en « groupes restreints » - nous connaissons tous la tentation d’aller voir, parler, se rendre visite exclusivement avec ceux qui ont le même niveau culturel et social que nous-mêmes), mais au contraire, en nous rendant humble et en donnant raison à autrui.
Je me réjouis lorsque je vois qu’ils sont affligés par solidarité dans la souffrance avec l’autre et viennent me proposer diverses voies pour aider celui qui souffre, en prière ou concrètement, matériellement. Je me réjouis lorsque je vois qu’ils prennent soin des enfants des autres, pour donner ainsi donner la possibilité aux familles qui ont un plus grand nombre d’enfants de participer à la Liturgie ou se reposer, ou, simplement, de résoudre des problèmes domestiques. Ce « petits » services mais rendus à de nombreuses reprises, vécus concrètement dans le concret de la vie, apportent vraiment l’ouverture vers l’autrui, l’élargissement du cœur vers autrui tout comme l’Évangile nous le propose. Je crois surtout que c’est par cette voie que nous pouvons espérer devenir frères avec ceux que nous rencontrons à l’Église. Au contraire, en vivant de manière isolée, en cultivant de manière sélective des relations avec certains membres de la communauté, et non avec d’autres, nous allons rester dans une situation de chrétienté virtuelle, c’est-à-dire inexistante.
Ceux qui servent les autres doivent apprendre à se sacrifier. Que veut dire se sacrifier? Cela veut dire se mettre au service de l’autre et donner, comprendre qu’absolument tout ce que nous avons est le don de Dieu. Et le don de Dieu est semblable à la manne donnée au peuple élu lorsqu’il a erré dans le désert. Vous vous rappelez du fait que ceux qui ont fait des réserves ont trouvé la manne avariée. C’est la même chose avec nous et nos dons, que ce soit le temps, l’argent, le pouvoir physique ou n’importe quel autre don : on va le trouver avarié si nous ne les activons pas, si nous ne les employons pas, en les partageant avec les frères que Dieu nous a donné. Ceci est un mystère de l’amour : savoir que tout ce que tu as vient de Dieu, que tu donnes ce que tu as reçu et avoir la conviction que Dieu va te donner dix fois plus, cent fois plus. Mais si tu ne veux pas donner et te donner aux autres, tu ne sauras jamais ce que c’est que la joie.
Ami est celui qui ne te juge pas
- Et pourtant, il me semble assez difficile d’arriver à une telle hauteur spirituelle, dans la mesure où, en s’approchant tellement des autres dans la vie d’une paroisse, telle que vous la décrivez, il est difficile de ne pas faire face, en se confrontant avec les avis des autres, aux réalités dures, parfois décourageantes des vies et des lacunes des autres...
Certes, les rencontres en dehors de l’église avec les autres paroissiens comportent aussi le risque de voir les autres de manière plus humaine et, en conséquence, de pouvoir tomber dans la tentation de les juger : « regarde comment il parle, comment il mange, comment il a meublé sa maison, comment il se comporte avec sa femme, ses enfants, son époux, etc. ». Avec l’apparition du jour de la Pentecôte dans histoire de l’Église, une nouvelle catégorie de relations humaines s’est fait jour: celle de « frères » à l’intérieur de l’Église. « Frère » en grec se dit adelfos, ce qui signifie « du même utérus » - ici, celui de l’Église. Je n’ose pas dire que, dans la vie de la paroisse, il faut rajouter encore une catégorie, celle d’« ami spirituel », dans le sens que lui donnait jadis Saint-Exupéry : « Ami est celui qui ne te juge pas ». Je pense souvent que ce qui peut endommager le plus une paroisse, ce qui empêche le plus de donner naissance à une paroisse vraie, vivante, une paroisse-famille, est le fait qu’on tombe dans la tentation de juger l’autre, qu’on est sans merci, que nous tombons dans l’envie, qu’on condamne autrui. C’est pour cela qu’il faut apprendre à s’efforcer de devenir amis, c’est-à-dire qu’on ne juge pas les autres! C’est dans ce sens-là que je parle à mes frères de ce point essentiel : il faut devenir des amis spirituels. Ce n’est pas une petite chose que d’avoir un frère, mais c’est encore une plus grande chose lorsque le frère est aussi ton ami.
Il arrive qu'on trouve une église, une paroisse où l’on aimerait rester. Après un certain temps, tout comme dans le mariage, sans qu’on le sache, avant qu’on n’arrive même pas à saisir le sens de ce que l’on vit, le charisme quitte nos yeux (charisme qui nous avait soutenu dans un « aveuglement » de l’amour) pour qu’on commence à lutter et montrer la fidélité par rapport à ce don de Dieu. Et que fait-on en ce cas ? Au lieu de lutter contre le vieil homme caché aux profondeurs de nous-même, esclave des passions, on commence à lutter avec les autres. Étant malade de fierté et d’orgueil, plein d’autojustification, on commence à voir l’imperfection des autres. Et on commence à juger les autres (jusqu’à en dire du mal, la plus pire des chutes) et ainsi, le cœur se refroidit et je commence à m’éloigner des autres. C’est le moment où je dois me souvenir que le temps de cette vie n’est pas donné pour le jugement. Le jour de la rencontre avec le Christ est le jour du Jugement. Le temps de cette vie est pour le pardon, pour la compréhension, la réconciliation, le rapprochement avec les autres. À chaque fois que je vois une faute, une note fausse chez mon frère, chez mon Père, chez mon prochain, mon devoir est – si je veux devenir fils ou frère spirituel –de pallier à leur imperfection par ma propre prière, mon propre repentir, ma propre lutte pour lui pardonner, le garder proche et porter sa « charge », comme le dit St Paul.
Il est extrêmement difficile de ne pas juger, de porter les faiblesses des uns et des autres. J’ai proposé aux frères une image « plastique », une « parabole moderne », si vous permettez, un jeu d’enfant : lorsque quelqu’un fait un petit trou dans une petite table de cire, un autre doit venir vite et le couvrir de la pâte à modelage. La petite table de cire représente notre vie commune, le trou est mon péché, ma faiblesse, et la pâte à modelage est ta prière pour moi lorsque tu me vois faible, en péchant.
(fin de la première partie)